17_Paladins antiques _ Le Cor _ Alfred de Vigny

J’aime le son du Cor, le soir, au fond des bois,

Soit qu’il chante les pleurs de la biche aux abois,

Ou l’adieu du chasseur que l’écho faible accueille,

Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.

Que de fois, seul, dans l’ombre à minuit demeuré,

J’ai souri de l’entendre, et plus souvent pleuré !

Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques

Qui précédaient la mort des Paladins antiques.

O montagnes d’azur ! ô pays adoré !

Rocs de la Frazona, cirque du Marboré,

Cascades qui tombez des neiges entraînées,

Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées ;

Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons,

Dont le front est de glace et le pied de gazons !

C’est là qu’il faut s’asseoir, c’est là qu’il faut entendre

Les airs lointains d’un Cor mélancolique et tendre.

Souvent un voyageur, lorsque l’air est sans bruit,

De cette voix d’airain fait retentir la nuit ;

A ses chants cadencés autour de lui se mêle

L’harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle.

Une biche attentive, au lieu de se cacher,

Se suspend immobile au sommet du rocher,

Et la cascade unit, dans une chute immense,

Son éternelle plainte au chant de la romance.

Ames des Chevaliers, revenez-vous encor?

Est-ce vous qui parlez avec la voix du Cor ?

Roncevaux ! Roncevaux ! Dans ta sombre vallée

L’ombre du grand Roland n’est donc pas consolée !

II

Tous les preux étaient morts, mais aucun n’avait fui.

Il reste seul debout, Olivier prés de lui,

L’Afrique sur les monts l’entoure et tremble encore.

« Roland, tu vas mourir, rends-toi, criait le More ;

« Tous tes Pairs sont couchés dans les eaux des torrents. »

Il rugit comme un tigre, et dit : « Si je me rends,

« Africain, ce sera lorsque les Pyrénées

« Sur l’onde avec leurs corps rouleront entraînées. »

« Rends-toi donc, répond-il, ou meurs, car les voilà. »

Et du plus haut des monts un grand rocher roula.

Il bondit, il roula jusqu’au fond de l’abîme,

Et de ses pins, dans l’onde, il vint briser la cime.

« Merci, cria Roland, tu m’as fait un chemin. »

Et jusqu’au pied des monts le roulant d’une main,

Sur le roc affermi comme un géant s’élance,

Et, prête à fuir, l’armée à ce seul pas balance.

III

Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux

Descendaient la montagne et se parlaient entre eux.

A l’horizon déjà, par leurs eaux signalées,

De Luz et d’Argelès se montraient les vallées.

L’armée applaudissait. Le luth du troubadour

S’accordait pour chanter les saules de l’Adour ;

Le vin français coulait dans la coupe étrangère ;

Le soldat, en riant, parlait à la bergère.

Roland gardait les monts ; tous passaient sans effroi.

Assis nonchalamment sur un noir palefroi

Qui marchait revêtu de housses violettes,

Turpin disait, tenant les saintes amulettes :

« Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu ;

« Suspendez votre marche; il ne faut tenter Dieu.

« Par monsieur saint Denis, certes ce sont des âmes

« Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.

« Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor. »

Ici l’on entendit le son lointain du Cor.

L’Empereur étonné, se jetant en arrière,

Suspend du destrier la marche aventurière.

« Entendez-vous ! dit-il. – Oui, ce sont des pasteurs

« Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs,

« Répondit l’archevêque, ou la voix étouffée

« Du nain vert Obéron qui parle avec sa Fée. »

Et l’Empereur poursuit ; mais son front soucieux

Est plus sombre et plus noir que l’orage des cieux.

Il craint la trahison, et, tandis qu’il y songe,

Le Cor éclate et meurt, renaît et se prolonge.

« Malheur ! c’est mon neveu ! malheur! car si Roland

« Appelle à son secours, ce doit être en mourant.

« Arrière, chevaliers, repassons la montagne !

« Tremble encor sous nos pieds, sol trompeur de l’Espagne !

IV

Sur le plus haut des monts s’arrêtent les chevaux ;

L’écume les blanchit ; sous leurs pieds, Roncevaux

Des feux mourants du jour à peine se colore.

A l’horizon lointain fuit l’étendard du More.

« Turpin, n’as-tu rien vu dans le fond du torrent ?

« J’y vois deux chevaliers : l’un mort, l’autre expirant

« Tous deux sont écrasés sous une roche noire ;

« Le plus fort, dans sa main, élève un Cor d’ivoire,

« Son âme en s’exhalant nous appela deux fois. »

Dieu ! que le son du Cor est triste au fond des bois !

Et nous voici avec Alfred de Vigny, près de 60 ans avant l’émergence des maudits, en compagnie  de celui qui marche seul sur la falaise prise dans la tempête, à la recherche d’un autre monde, d’un idéal, plus beau, plus noble, plus merveilleux que le réel. Un monde qui se trouve dans un ailleurs à la topographie plus ou moins fantasmée, ou bien encore quelque part dans la légende du temps.

  Etrange parcours pour Alfred, issu du monarchisme du meilleur teint, né aux lendemains la Révolution,  militaire par atavisme plus que par gout, condamné à 15 ans de garnison sans combattre. 15 ans d’ennui et de circonspection pour l’époque , 15 ans à rêver de hauts sentiments et de lignées perdues, 15 ans à chercher l’ineffable beauté du mystère. Jusqu’à faire émerger une seule et même figure aux différents visages, tantôt soldat, tantôt ermite,  mais toujours paria de son temps. Un héros exclu du monde par la force impérieuse de la beauté et de la morale altière : le poète . Le  poète romantique, celui avec un grand P,  dont on se moquera au XXème siècle jusqu’à lui faire vendre de la moutarde,  mais qui reste le grand frère incontesté du poète maudit.

 Car Alfred,  au fil d’une errance prolongée dans un XIXème siècle qui lui restait indéchiffrable, devait nous  offrir quelques lignes sublimes à la beauté pleine de mystère,  dont ce « Cor » et sa fameuse tristesse au fond des bois. Ce texte, construit comme une chanson en quatre parties, propose un voyage vers un temps fabuleux initié par le pouvoir d’évocation du son du cor. Partant d’une simple promenade dans les bois, Alfred nous emmène dans une version fantasmatique de la chanson de Roland, elle même historiquement approximative , au moment de l’embuscade de Roncevaux où le cousin de Charlemagne meurt en sonnant du cor et décimant les sarrasins. 

Au premier regard, ces histoires d’épées, de cor, d’honneur et de morale militaire pourraient paraitre bien phalocentrées  et puériles. Dignent au mieux de la psyché d’un petit garçon des années 60 qui regarderait trop Thierry La Fronde, au pire d’un collectionneur d’arme blanche avec cagoule pourpre et passions tristes. Et l’arrière-plan du récit : celui de la glorieuse fondation d’un saint empire face au fourbe sarrasin (qui était d’ailleurs des Basques) , un peu vieillot pour ne pas dire suspect.   

 Mais, c’est que, pour comprendre Alfred et avec lui une part du romantisme,   il faut être assez éveillé, assez awake,  pour aimer les geeks, les bizarres, les hors monde, les joueurs de Donjons et Dragons. Les doux dingues qui s’inventent  des doubles dotés d’ armures magiques, de capes d’invisibilité et d’épées lumineuses.  Ceux qui rêvent un monde dont la première caractéristique est qu’il ne saurait exister. Ceux qui par essence même ignorent la peur du remplacement,  puisqu’ils se projettent dans un cosmos qui n’est qu’à eux.  Pour Alfred, comme pour ceux et là, et un peu aussi comme pour les grands d’Europe qui se construisent alors de fausses ruines médiévales, il ne s’agit pas tant d’histoire, de fondements, de racines, de patrimoine ou même de tradition que de rêve d’ailleurs. Et dans ce  bastard remix de la chanson de Roland,  où se tisse un  étrange  lien entre le poète et le  chevalier, (qui d‘autre pourrait être écrasé par une roche noire ?), il est surtout question du destin d’éternel paria de celui qui, choisissant le camp de la beauté, sera nécessairement trahit par le monde tel qu’il va.  

Comme pour les ruines, dans cette chanson de Roland, tout est entièrement faux, et ce n’est pas grave car il ne s’agit pas tant de trahir ou embellir l’histoire que de voir un ailleurs, un au-delà du réel. Là ou la nostalgie chimiquement pure ne s’embarrasse par de véracité. 

Est-ce pour ce pouvoir d’évocation qui partant de l’ouïe convoque le chatoiement d’un passé unique, fut-il inventé? Est ce pour cette capacité à entendre dans les bois le son de choses plus belles que l’époque  que Proust, spécialiste en paradis perdus, plaça Alfred comme son poète favori dans son fameux questionnaire? 

En route donc vers cette époque inventée, après quelques brèves explication. La Frazona et le  Marboré   sont des sommets des Pyrénées marquant la frontière avec l’Espagne, le cadre de la chanson donc. Luz et Argeles des villes des Pyrénées Françaises, qui indiquent que Charlemagne rentre en France. L’Adour une rivière des Pyrénées également qui se jette dans l’océan à Bayonne. Voilà pour la géographie. Monsieur de Saint Denis, est le premier évêque de Paris et le saint titulaire des Carolingiens, quelqu’un d’important donc. Turpin  est censé être un archevêque combattant compagnon de Charlemagne. Avec ses saintes amulettes, Alfred lui donne les pouvoir d’un oracle funeste capable de voir dans le ciel les signes de la mort de Roland. Enfin le Nain Vert Obéron est un personnage fantastique, peut être emprunté à Shakespeare,  qui doit autant aux légendes celtes qu’arabes, une figuration du génie de la nature en dialogue avec les fées.